Exposé

Nous devons garder notre armée de milice

Ulrich Schlüer
Flaach (ZH)

Si Armée XXI se réalise, la Suisse aurait, pour la première fois dans son histoire, une armée ne possédant pas de doctrine d’engagement – alors qu’elle est précisément déclarée comme armée d’engagement dans ce projet de réforme. On cherche en vain, dans Armée XXI, un concept véritablement réfléchi sur la manière dont l’armée devrait être engagée pour assumer son mandat principal, à savoir la protection du pays contre un agresseur, d’où qu’il vienne.

La sécurité par la coopération?

L’armée suisse, nous apprennent les planificateurs d’Armée XXI, n’a pas besoin de doctrine d’engagement, car à une époque, où les guerres entre Etats ne sont plus envisageables, nous n’avons plus besoin d’une défense nationale autonome. La sécurité de la Suisse, poursuivent-ils, est garantie par notre coopération avec d’autres armées. Ces armées sont responsables collectivement de la sécurité de tous, les pays qui menacent cette sécurité étant disciplinés par une action commune. Il ne s’agirait en pareil cas pas d’une guerre, mais d’une action de police internationale commune.

La neutralité suisse n’existerait bien entendu plus face à ces actions de police collectives puisque celles-ci seraient supportées par la « collectivité des peuples » – et personne ne peut être neutre par rapport à cette collectivité des peuples.

Pour apporter sa contribution à cet ordre garanti par la collectivité des peuples, la Suisse n’a pas besoin d’une armée capable d’assumer toutes les tâches, poursuivent ces planificateurs. Nous nous concentrerions sur certaines « spécialités » que nous offririons à nos partenaires alors que nous pourrions recourir à ces derniers pour les domaines où nous ne serions plus à même de réaliser un « service complet ».

Voilà donc ce concept de « Sécurité par la coordination » sur lequel se base Armée XXI, un concept pour un monde où la défense nationale autonome est devenue superflue parce que la guerre au sens classique du terme n’y existe plus.

Nous sommes donc appelés le 18 mai prochain à approuver cette nouvelle armée suisse, une armée conçue par des planificateurs visionnaires pour un monde sans guerre. Pour un monde, ne cessent de rappeler ces planificateurs, où la neutralité est devenue inutile parce que nous sommes entourés d’amis uniquement.

La « Sécurité par la coopération » est donc le fondement d’Armée XXI. Une petite question: qui donc, en ce début de mois d’avril 2003, est notre partenaire de coopération? Compte tenu de sa puissance militaire, il ne peut s’agir que de l’OTAN. Mais qu’est-ce que l’OTAN? Une question pour le moins justifiée avec la guerre en Iraq. Existe-t-elle encore, l’OTAN? Est-elle cet instrument d’engagement dominé par les Etats-Unis pour mener des opérations dans le monde entier, comme cela a été décidé à Prague en novembre dernier? Quel intérêt la Suisse a-t-elle à conclure un partenariat avec cette organisation? Ce partenariat appelé jusqu’ici avec un brin d’euphorie « Partenariat pour la Paix » ne risque-t-il pas de devenir un « Partenariat pour la Guerre »?

Le seul fait que la Suisse a dû, il y a trois semaines, rappeler brusquement sa neutralité sans y être préparée montre à l’évidence que la « Sécurité par la coopération » ne peut jamais être le fondement d’une armée suisse qui se veut crédible. Alors, comment cette Armée XXI peut-elle apporter une contribution utile à la défense nationale si son fondement même est une illusion?

Une « certaine professionnalisation »

La nouvelle Armée XXI sera nettement plus petite que l’armée actuelle, mais elle sera plus efficace, plus moderne et disposera d’équipements plus performants, nous dit-on. C’est pourquoi cette armée a besoin d’un plus grand nombre de professionnels, de militaires de carrière, de soldats effectuant un service à terme ou un service de longue durée.

Ces professionnels formeront l’élite. Les tâches exigeantes leur seront réservées. Les mandats plus simples, peut-être plus ennuyeux, mais tout de même indispensables – comme la protection d’objets, par exemple – continueront d’être assumés par les unités en cours de répétition. Les militaires en service long seront uniquement conduits par des professionnels, les miliciens suffisent pour les cours de répétition.

Cette hiérarchie entre professionnels et miliciens est révélatrice: une armée à deux classes est en train de se former. Les tâches exigeantes et intéressantes sont réservées aux professionnels, le reste est laissé aux miliciens.

Nonobstant les belles déclarations figurant dans les concepts d’Armée XXI, une chose est évidente: cette hiérarchie qualitative sonne le glas de l’armée de milice. Quand on est poussé dans les seconds rôles, quand on sert uniquement de faire-valoir, on n’a plus guère envie de s’engager dans la défense nationale. Armée XXI est désastreuse pour l’armée de milice.

La nouvelle formation des officiers aura des effets tout aussi négatifs. Un officier suisse n’accomplira à l’avenir que sept semaines d’école de recrue avec les soldats. Puis il sera engagé, sans avoir été une seule heure sous-officier, dans la carrière d’officier. Jamais nous n’avons eu et jamais nous n’avons voulu dans notre démocratie et dans notre système de milice l’émergence d’une caste d’officiers. Armée XXI y parvient – et porte ainsi gravement atteinte à notre régime démocratique.

La carrière des sous-officiers étant aussi modifiée, l’armée suisse devra dorénavant s’accommoder de grades comme sergent-major chef et appointé chef et d’autres héritages prussiens, simplement parce que ces grades existent également dans les armées professionnelles de l’OTAN.

Avec passablement de mépris, les grands planificateurs d’Armée XXI notent encore qu’il faut ranger aux oubliettes le système « Des apprentis forment des apprentis » qui, à leurs yeux, a le principal défaut de ne pas être compatible avec l’OTAN. Or, nonobstant les belles théories de ces fonctionnaires donneurs de leçons, le système de formation suisse, qui est au cœur de la milice et qui est la principale motivation poussant les miliciens à faire un effort exceptionnel pour la défense nationale, a parfaitement fait ses preuves. Egalement en des périodes de tempêtes politiques. Rien ne justifie des moqueries concernant ce système, surtout pas de la part de quelques théoriciens aux yeux braqués sur l’OTAN.

Financement aléatoire

La chose a été dite à de multiples reprises: Armée XXI sera une armée plus petite, mais certainement pas moins chère. Bien au contraire, la réduction des effectifs, affirment les planificateurs, ne se justifie que si l’armée est mieux, donc plus chèrement équipée. Lorsque les premières informations sur Armée XXI sont parvenues au public, on avait parlé d’un minimum annuel de 4,3 milliards de francs. Par la suite, le coût-plancher a été abaissé à quatre milliards, mais cette réduction a été expressément qualifiée de provisoire. Aujourd’hui, nous sommes nettement en dessous de quatre milliards et, sans doute, l’enveloppe financière va-t-elle encore s’amincir.

Croire que l’on peut simplement ignorer cette évolution, c’est se bercer d’illusions.

Par rapport à l’armée actuelle, Armée XXI nécessitera un appareil administratif nettement plus lourd et plus cher. Le fait est connu de toutes les armées du monde: rien n’est plus cher dans une armée que des militaires professionnels. Nous nous en sommes d’ailleurs rendus compte durant la phase d’essai: comme il a paru inacceptable que les militaires en service long touchent la même solde que les autres soldats, mais comme en même temps il n’a pas semblé opportun de les avantager aussi sur le plan financier, la solde de tous les militaires a été augmentée. Conclusion: les coûts s’accroissent sans aucun gain de performance.

Armée XXI sera prise tôt ou tard dans une dangereuse spirale financière: l’administration et l’exploitation devenant de plus en plus chères alors que le budget militaire baisse, il restera de moins en moins d’argent pour doter l’armée d’un équipement moderne. Croire que la réforme Armée XXI dotera la Suisse d’une armée plus moderne et mieux équipée, c’est encore se faire des illusions. Armée XXI sera en réalité figée dans son système administratif. Et la défense nationale suisse perdra de sa crédibilité.

Pour des simples raisons de coût, l’armée de milice a toujours été un grand avantage pour la Suisse. Notre pays possédait une armée bien formée avec des effectifs suffisants, mais ses membres n’ont jamais été à charge des pouvoirs publics puisque chacun gagnait sa vie dans sa propre profession. Ces hommes et ses femmes étaient prêts quand le pays avait besoin d’eux – une solution efficace et financièrement avantageuse qui a fait ses preuves. Le DDPS abandonne ce système et impose aux contribuables et aux citoyens la charge énorme d’une armée semi-professionnelle au moment, précisément, où la Confédération et les cantons doivent se battre avec de gros problèmes budgétaires.

Conclusion

Tout en s’accrochant désespérément au slogan de la « Sécurité par la coopération », les planificateurs d’Armée XXI proposent un concept totalement dépassé par la réalité actuelle. Armée XXI génère une armée à deux classes, d’une part, en raison de la professionnalisation des militaires, d’autre part, en générant une caste d’officiers. A ce dernier propos, justement, il a fallu rebaptiser le « Département des sciences militaires » de l’EPFZ en « Académie militaire » parce que ce nom a paru plus prestigieux aux responsables de l’armée.

En outre, Armée XXI n’a pas de base financière solide.

Pour réaliser la réforme Armée XXI, il faut supprimer des instruments de sécurité performants et éprouvés comme les troupes de montagne, les régiments des aéroports ainsi que les unités territoriales avec leurs troupes de sauvetage qui ont déjà fait leur preuve dans des engagements réels. Ce prix est nettement trop élevé.

Des années durant, les milieux qui considéraient une armée axée exclusivement sur la défense, connaissant parfaitement le terrain et reposant sur l’idée de la milice comme le meilleur instrument de sécurité, ont été la cible des moqueries des planificateurs de l’armée. Reste que les prétendus rénovateurs, qui hier encore vantaient bruyamment les qualités d’une armée « en forme de modules et s’adaptant aux exigences du moment », sont curieusement silencieux aujourd’hui. Peut-être ont-ils compris les leçons que l’actualité mondiale leur donne une fois de plus.

Même des armées professionnelles entraînées à l’offensive ne semblent pas compatibles avec la théorie des modules de ces fonctionnaires en mal d’occupation. Que dire alors d’une armée de milice?

Dans un pays comme la Suisse, l’avenir appartient incontestablement à une armée de résistance chargée de tâches défensives exclusivement. Par contre, Armée XXI est le produit inapte de quelques théoriciens contaminés par la maladie de la globalisation.

Ulrich Schlüer
Flaach (ZH)
 
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